Entrée-Plat-Dessert



(photo de l’originale, restée à Winterthur pour l’exposition: pas pensé à la copier entre le manque de sommeil et l’odeur de croissants du brunch)


19.10.24, 12h00 – 20.10.24, 10:31

Quel plaisir de se retrouver à l’Alte Kaserne de Winterthur pour une nouvelle édition du 24-Hour Comic, organisé par le Comic Panel Winterthur.

J’avais décidé de prendre comme fil conducteur l’horloge organique de la médecine traditionnelle chinoise. Et comme protagonistes, plus ou moins les mêmes petits bonhommes que la dernière fois.


Le tout sera scanné plus proprement une fois l’expo à Winterthur terminée.

P&P 17: pour ses beaux yeux

Poisson-ange duc, kula kokaamas, 20 cm

Un poisson, un poème: épisode 17

Клеопатра

« Александрийские чертоги
Покрыла сладостная тень. »
Пушкин

Уже целовала Антония мертвые губы,
Уже на коленях пред Августом слезы лила…
И предали слуги. Грохочут победные трубы
Под римским орлом, и вечерняя стелется мгла.
И входит последний плененный ее красотою,
Высокий и статный, и шепчет в смятении он:
«Тебя – как рабыню… в триумфе пошлет пред собою…»
Но шеи лебяжьей все так же спокоен наклон.

А завтра детей закуют. О, как мало осталось
Ей дела на свете – еще с мужиком пошутить
И черную змейку, как будто прощальную жалость,
На смуглую грудь равнодушной рукой положить.

Cléopâtre

« Une ombre douce recouvrit
Le palais d’Alexandrie. »
Pouchkine

Déjà elle avait embrassé les lèvres mortes d’Antoine,
Déjà elle avait aux pieds d’Auguste versé ses pleurs…
Grondants sous l’aigle romain, les trompettes de la victoire,
La nuit qui tombe et elle, trahie par ses serviteurs.
Entre alors le dernier homme que sa beauté a ravi,
Grand et fort, il ne peut dans son trouble que murmurer:
 « Toi, comme une esclave… menée en triomphe devant lui… »
Mais le long cou de cygne reste calme et penché.

Demain ses enfants seront enchaînés. Oh, c’est tout le peu
Qu’il lui reste ici-bas – prendre avec l’homme un ton badin,
Et d’une main indifférente, comme un cadeau d’adieu,
Déposer un serpent noir sur le bronze de son sein.

Anna Akhmatova
7 février 1940

Pieds: 15/14/…/15/13//15/14/15/14
Vers croisés


Heureux hasard, le dernier poisson de la série est le poisson-ange royal (ou poisson-ange duc): parfait pour Cléopâtre.
Qui plus est, sa robe ne fait-elle pas penser aux traits de khôl, qui soulignaient les yeux de madame ? Khôl, dérivé de l’araméen khulā: bingo, c’est quasi le nom (kula) de notre poisson-ange (kokaamas) en divehi !


Akhmatova prend un peu de liberté sur la rime des vers 9 (осталось) et 11 (жалость): je m’en accorde une aux vers 1 (Antoine) et 3 (victoire).

P&P 16: foyer, fuyez!

Poisson-clown des Maldives, dhivehi maagandumas, 9 cm

Un poisson, un poème: épisode 16

От тебя я сердце скрыла,
Словно бросила в Неву…
Прирученной и бескрылой
Я в дому твоем живу.
Только… ночью слышу скрипы.
Что там – – в сумраках чужих?
Шереметевские липы…
Перекличка домовых…
Осторожно подступает,
Как журчание воды,
К уху жарко приникает
Черный шепоток беды –
И бормочет, словно дело
Ей всю ночь возиться тут:
«Ты уюта захотела,
Знаешь, где он – твой уют?»

J’ai caché mon coeur loin de ta vue,
Comme jeté dans la Neva…
Apprivoisée, les ailes rompues,
J’habite maintenant chez toi.
Mais… la nuit j’entends des grincements.
Qu’y a-t-il dans l’obscurité?
Les tilleuls frémissants sous le vent…
L’appel de l’esprit du foyer…
Pareil au bruit de l’eau qui ruisselle,
Il s’approche à pas de voleur
Et vient me susurrer à l’oreille,
Le noir murmure du malheur –
Il grommèle comme s’il devait
Passer la nuit à chahuter:
 « C’est le confort que tu désirais,
Eh bien alors, l’as-tu trouvé? »

Anna Akhmatova
1936

Pieds: 9/8
(original: 8/7)
Vers croisés


Une foyer où l’on ne se sent plus en sécurité ? Mais c’est l’anémone des parents de Nemo!


Dans l’original, les tilleuls sont шереметевские, c’est à dire (du palais) de Cheremetiev: c’est qu’Anna Akhmatova a habité plus de trente ans.

Dans le rôle de l’esprit du foyer, vous aurez reconnu le domovoï.

P&P15: b(l)ancs de poissons

Tamarin à bande noires, galhi kendi thunbodu hikaa, 40 cm

Un poisson, un poème: épisode 15

Заклинание

Из высоких ворот,
Из заохтенских болот,
Путем нехоженым,
Лугом некошеным,
Сквозь ночной кордон,
Под пасхальный звон,
Незваный,
Несуженый,
Приди ко мне ужинать.

Incantation

De sous les hautes portes-cochères,
Des marais par-delà la rivière,
Par des pistes jamais foulées,
Par des prairies abandonnées,
À l’insu des sentinelles,
Pâques sonnants de plus belle,
Spontané,
Inespéré,
Viens prendre le souper chez moi.

Anna Akhmatova
15 avril 1936

Pieds: 9/9/8/8/7/7/3/4/8
(original: 6/7/6/6/5/5/3/4/7)
Vers croisés


Le poisson du jour a de larges blancs sur le dos, cette traduction aussi: beaucoup d’informations du poème ont été passées à la moulinette des rimes et des pieds.
Les marais par-delà la rivière, ce sont les marais de l’Okhta.
Les prairies abandonnées sont des champs pas fauchés.
Les sentinelles sont un cordon (de police) nocturne.
Inespéré, pour dire à l’improviste.

Comme il s’agit d’une incantation, j’ai essayé de privilégier le rythme et les répétitions, à la manière d’une formule magique.


P&P 14: cocher toutes les cases (non)

Poisson-papillon cocher, naruvaa bibee, 18 cm

Un poisson, un poème: épisode 14

Воронеж

И город весь стоит оледенелый.
Как под стеклом деревья, стены, снег.
По хрусталям я прохожу несмело.
Узорных санок так неверен бег.
А над Петром воронежским – вороны,
Да тополя, и свод светло-зеленый,
Размытый, мутный, в солнечной пыли,
И Куликовской битвой веют склоны.
Могучей, победительной земли.
И тополя, как сдвинутые чаши,
Над нами сразу зазвенят сильней,
Как будто пьют за ликование наше
На брачном пире тысячи гостей.

А в комнате опального поэта
Дежурят страх и Муза в свой черед.
И ночь идет,
Которая не ведает рассвета.

Voronej

La ville est couverte de givre, tout est glacé.
Les arbres, les murs et la neige mis sous verre.
J’avance sur les cristaux d’un pas mal assuré.
Des traîneaux colorés glissent, course précaire.
Et perchés sur la statue de Pierre, des corbeaux,
Des peupliers se dressent, des coupoles vert d’eau,
Délavées et mates sous les grains de lumière;
Les échos de la bataille de Koulikovo
Résonnent toujours sur cette glorieuse terre.
Et les peupliers, calices tendus vers le ciel,
Entrechoquent leurs branches au-dessus de nos têtes,
Tels les hôtes innombrables d’un banquet fraternel
Buvant à la joie dans l’euphorie de la fête.

Mais dans la mansarde du poète disgracié,
La peur et la Muse régissent en cadence.
Et la nuit commence,
Une nuit qu’aucune aube ne viendra soulager.

Anna Akhmatova
4 mars 1936

Pieds: 13/12/13/12//13/13/12//13/12/13/12/13/12//13/12/5/13
(original: 11/10/11/10//11/11/10// 11/10/11/10/11/10//11/10/4/11)
Vers croisés; vers 5, 6 et 8 rimés; dernier bloc en xyyx


Le poisson-papillon cocher, comme rappel des traîneaux colorés mais surtout comme rappel à moi-même: impossible en traduction de cocher toutes les cases !

À choisir entre la véracité zoologique et le plaisir d’une allitération, j’ai suivi la voix de la raison.
Adieu donc воронежским – вороны (voronezhskim – vorony: jouant sur la proximité phonétique de Voronej et les corbeaux).
Et sur la statue de Pierre piaillent les moineaux… c’était une solution élégante, mais peut-on décemment remplacer des corbeaux par des moineaux ?!

Autre choix difficile dans les quatre derniers vers. Le terme disgracié ne me plaît pas, mais l’alternative est bancale:
Cependant dans la chambre du poète en disgrâce,
La peur et la Muse régissent en cadence.
Et la nuit commence,
Nuit qu’aucune aube ne viendra soulager, hélas.

J’ai pris le parti de rajouter deux pieds par rapport à l’original: le bilan est en demi-teinte, je me suis retrouvée à devoir gonfler des vers artificiellement.

Un Voronej pas encore tout à fait abouti.


Le Pierre de la statue est évidemment Pierre le Grand, le voilà ici en photo (sans volatiles autour: il a plus de chances que les lions sur la Piazza del Duomo à Milan).

En parlant de volatiles, il sont aussi cachés dans le nom de la bataille de Koulikovo !

P&P 13: le regard du poète

Poisson-ange à tête bleue, boa rendhoo kokaamas, 40 cm

Un poisson, un poème: épisode 13

Поэт

Он, сам себя сравнивший с конским глазом,
Косится, смотрит, видит, узнает,
И вот уже расплавленным алмазом
Сияют лужи, изнывает лед.

В лиловой мгле покоятся задворки,
Платформы, бревна, листья, облака.
Свист паровоза, хруст арбузной корки,
В душистой лайке робкая рука.

Звенит, гремит, скрежещет, бьет прибоем
И вдруг притихнет – это значит, он
Пугливо побирается по хвоям,
Чтоб не спугнуть пространства чуткий сон.

И это значит, он считает зерна
В пустых колосьях, это значит, он
К плите дарьяльской, проклятой и черной,
Опять пришел с каких-то похорон.

И снова жжет московская истома,
Звенит вдали смертельный бубенец…
Кто заблудился в двух шагах от дома,
Где снег по пояс и всему конец?

За то, что дым сравнил с Лаокооном,
Кладбищенский воспел чертополох,
За то, что мир наполнил новым звоном
В пространстве новом отраженных строф,-

Он награжден каким-то вечным детством,
Той щедростью и зоркостью светил,
И вся земля была его наследством,
А он ее со всеми разделил.

Le poète

Lui, de son oeil de cheval, comme il aime à le dire,
Il louche, regarde, voit puis enfin comprend,
Et tel un diamant fondu, on voit la flaque luire,
La glace se fendre sous son regard ardent.

Dans la brume mauve somnolent des cours en vrac,
Des quais, des nuages, du feuillage et des billes,
Le sifflet d’un train, des peaux de pastèque qui craquent,
Une main timide cueillant la camomille.

Ça résonne, grince, gronde, déferle et puis là,
Soudain, le calme revient – c’est parce qu’il veille,
Avançant craintivement sous les pins, à ne pas
Tirer l’esprit des lieux de son léger sommeil.

Et le calme revient, alors qu’il compte les grains
Dans des épis vides ou alors quand, revenant
D’obsèques, se dressent funestes sur son chemin
La passe de Darial et ses murs menaçants.

De nouveau Moscou, sa langueur qui le fait brûler,
Dans le lointain, la Mort fait tinter son grelot…
Qui donc s’est égaré à quelques pas du foyer,
Dans la neige jusqu’à la taille, mort, bientôt?

Parce qu’il compara fumée et Laokoon
Et qu’il a chanté les chardons des cimetières,
Parce qu’il a empli le monde d’un nouveau son
Et tendu le miroir de ses strophes à la Terre,

Une enfance éternelle en guise de récompense,
Généreux et le regard affuté sur tout,
Il a reçu comme héritage le monde immense
Et il le partage tout entier avec nous.

Anna Akhmatova
19 janvier 1936

Pieds: 13/12
(original: 11/10)
Vers croisés


Le poète, de son oeil qui louche, nous donne un autre regard sur le monde. Le poisson du jour est pour certains un poisson-ange à tête bleue, pour d’autre un poisson-ange à front jaune (idem en anglais et en allemand): personne n’a tort, les regards sont différents.

Des quais, des nuages, du feuillage et des billes: je vois d’ici les yeux ronds… les billes (de bois) sont la solution que j’ai trouvé pour traduire les rondins (бревна) et préserver la rime.
Idem pour les cours en vrac qui ne sont en vrac que pour rimer avec les pastèques qui craquent ! L’original ne le précise pas, mais du vrac ne dépareille pas dans une arrière-cour.

Autre mot qui m’a donné du fil à retordre, c’est la лайка (laïka) odorante du huitième vers. La fameuse chienne de l’espace n’était pas née à l’époque et la piste du chien ne me convient pas: il n’aurait pas été odorant (душистой) mais duveteux (пушистой) !
En bulgare, лайка veut dire camomille et je soupçonne qu’il doit s’agir de ça ici.


La passe de Darial se situe dans le Caucase et est au romantisme russe ce que les gorges des Schöllenen (et le fameux pont du diable) sont pour leurs homologues européens.

Pourquoi Laokoon (en quatre syllabes !) est-il comparé à une fumée ? La réponse doit se trouver dans un poème de Boris Pasternak, qui semble être le poète duquel parle ici Akhmatova.

Canada: transports

En bus


Je regarde dehors par la fenêtre

J’appuie des deux mains et du front sur la vitre
Ainsi, je touche le paysage,
Je touche ce que je vois,
Ce que je vois donne l’équilibre
À tout mon être qui s’y appuie.
Je suis énorme contre ce dehors
Opposé à la poussée de tout mon corps ;
Ma main, elle seule, cache trois maisons.
Je suis énorme, Énorme…
Monstrueusement énorme,
Tout mon être appuyé au dehors solidarisé.

Jean Aubert Loranger

En traversier

En train (et en retard)