P&P 13: le regard du poète

Poisson-ange à tête bleue, boa rendhoo kokaamas, 40 cm

Un poisson, un poème: épisode 13

Поэт

Он, сам себя сравнивший с конским глазом,
Косится, смотрит, видит, узнает,
И вот уже расплавленным алмазом
Сияют лужи, изнывает лед.

В лиловой мгле покоятся задворки,
Платформы, бревна, листья, облака.
Свист паровоза, хруст арбузной корки,
В душистой лайке робкая рука.

Звенит, гремит, скрежещет, бьет прибоем
И вдруг притихнет – это значит, он
Пугливо побирается по хвоям,
Чтоб не спугнуть пространства чуткий сон.

И это значит, он считает зерна
В пустых колосьях, это значит, он
К плите дарьяльской, проклятой и черной,
Опять пришел с каких-то похорон.

И снова жжет московская истома,
Звенит вдали смертельный бубенец…
Кто заблудился в двух шагах от дома,
Где снег по пояс и всему конец?

За то, что дым сравнил с Лаокооном,
Кладбищенский воспел чертополох,
За то, что мир наполнил новым звоном
В пространстве новом отраженных строф,-

Он награжден каким-то вечным детством,
Той щедростью и зоркостью светил,
И вся земля была его наследством,
А он ее со всеми разделил.

Le poète

Lui, de son oeil de cheval, comme il aime à le dire,
Il louche, regarde, voit puis enfin comprend,
Et tel un diamant fondu, on voit la flaque luire,
La glace se fendre sous son regard ardent.

Dans la brume mauve somnolent des cours en vrac,
Des quais, des tas de bois, des feuilles et des nuages,
Le sifflet d’un train, des peaux de pastèque qui craquent,
Gantée de cuir parfumé, une main trop sage.

Ça résonne, grince, gronde, déferle et puis là,
Soudain, le calme revient – c’est parce qu’il veille,
Avançant craintivement sous les pins, à ne pas
Tirer l’esprit des lieux de son léger sommeil.

Et le calme revient, alors qu’il compte les grains
Dans des épis vides ou alors quand, revenant
D’obsèques, se dressent funestes sur son chemin
La passe de Darial et ses murs menaçants.

De nouveau Moscou, sa langueur qui le fait brûler,
Dans le lointain, la Mort fait tinter son grelot…
Qui donc s’est égaré à quelques pas du foyer,
Dans la neige jusqu’à la taille, mort, bientôt?

Parce qu’il compara fumée et Laokoon
Et qu’il a chanté les chardons des cimetières,
Parce qu’il a empli le monde d’un nouveau son
Et tendu le miroir de ses strophes à la Terre,

Une enfance éternelle en guise de récompense,
Généreux et le regard affuté sur tout,
Il a reçu comme héritage le monde immense
Et il le partage tout entier avec nous.

Anna Akhmatova
19 janvier 1936

Pieds: 13/12
(original: 11/10)
Vers croisés


Le poète, de son oeil qui louche, nous donne un autre regard sur le monde. Le poisson du jour est pour certains un poisson-ange à tête bleue, pour d’autre un poisson-ange à front jaune (idem en anglais et en allemand): personne n’a tort, les regards sont différents.

Idem pour les cours en vrac qui ne sont en vrac que pour rimer avec les pastèques qui craquent ! L’original ne le précise pas, mais du vrac ne dépareille pas dans une arrière-cour.


Mea Culpa, lieber Heinz Czechowski: votre traduction du huitième vers « Schüchtern die Hand im duftenden Glacé » était tout à fait juste.

Le mot qui m’a donné du fil à retordre, c’était la лайка (laïka) odorante du huitième vers. La fameuse chienne de l’espace n’était pas née à l’époque et la piste du chien ne me convenait pas: il n’aurait pas été odorant (душистой) mais duveteux (пушистой) !
En bulgare, лайка veut dire camomille et j’ai soupçonné qu’il s’agissait de ça ici. J’aimais même beaucoup ma traduction:

Dans la brume mauve somnolent des cours en vrac,
Des quais, des nuages, du feuillage et des billes,
Le sifflet d’un train, des peaux de pastèque qui craquent,
Une main timide cueillant la camomille.

Des quais, des nuages, du feuillage et des billes: je vois d’ici les yeux ronds… les billes (de bois) étaient la solution que j’avais trouvée pour traduire les rondins (бревна) et préserver la rime.

Il a fallu la perspicacité d’un collègue russe pour me mettre sur la piste d’un mot inconnu de mon dictionnaire: лайка, Glacé (en allemand), ou fin cuir de chevreau !
Herr Czechowski ne pensait donc pas à une glace, mais avait tout compris.

Et parce qu’un chien en cachait un autre: au XIIème siècle en Russie, on appelait cette sorte de cuir « cuir de chien » (собачкая)… parce que l’on utilisait des peaux de chien.


La passe de Darial se situe dans le Caucase et est au romantisme russe ce que les gorges des Schöllenen (et le fameux pont du diable) sont pour leurs homologues européens.

Pourquoi Laokoon (en quatre syllabes !) est-il comparé à une fumée ? La réponse doit se trouver dans un poème de Boris Pasternak, qui semble être le poète duquel parle ici Akhmatova.

Canada: transports

En bus


Je regarde dehors par la fenêtre

J’appuie des deux mains et du front sur la vitre
Ainsi, je touche le paysage,
Je touche ce que je vois,
Ce que je vois donne l’équilibre
À tout mon être qui s’y appuie.
Je suis énorme contre ce dehors
Opposé à la poussée de tout mon corps ;
Ma main, elle seule, cache trois maisons.
Je suis énorme, Énorme…
Monstrueusement énorme,
Tout mon être appuyé au dehors solidarisé.

Jean Aubert Loranger

En traversier

En train (et en retard)

Canada: maisons


Qui est cet homme ?

J’écris l’étroite maison rouge où passent des coulicous. Un homme avec une femme avec un enfant s’avancent dans un matin chargé d’impatientes. C’est un éveil à saveur de batture ; la largeur du ciel débonde la tête matinale. Il y a aussi le ventre du canot, son glissement de baume, la voie qu’il imprime dans le cœur. En contre-haut légèrement, la vie furtive du moqueur et son dernier tonnerre quand le renverse cet éclair épervier. Je ne parle pas. J’écris la saveur des premiers répertoires et dans le même souffle la plus dure flèche du carquois. J’écris ce qui chantait, ce qu’on attend au bord des fleuves, j’écris le claquement des canifs, l’escadrille qui fauche, j’écris un petit torse d’avenir, une poitrine consumée.

Pierre Morency


Y écouter des vinyles, aller au cinéma


Y croiser dans le jardin des biches et un lapin, ramasser des graines de lupin

Y regarder le soir tomber sur la ville, sortir manger dans le quartier…


Astor Theatre, 219 Main St, Liverpool (NS)

Doraku, 44 Ochterloney St, Dartmouth

Morley’s Coffee / Taz Records / Friction Books, 45 Portland St, Dartmouth


Pour planter le lupin, marche à suivre version canadienne ou française (grand-mère n’est pas rancunière…)

Canada: Nova Scotia – South

« Premier sentiment océanique

Je connais tout du Mouvement
sans savoir que je suis si vivante

Que je suis le premier fragment de la danse l’aile encore pliée sur mes branches à respirer. La première flamme. La première musique. Je sais seulement le trajet des sons pour la rencontre des rythmes et l’avancée des siècles. Et pour tout ce déploiement d’air dans la poitrine.

Nouvelle ère sans soupçon mais d’extrême connivence et de couleurs insoupçonnées. Soulèvement d’oxygène qui défie la mort. Premier sentiment océanique.
 »

Louky Bersianik


Marcher sur la plage jusqu’à l’extrême sud de la Nouvelle-Écosse,
Débusquer des phoques aux jumelles,
Sauter dans les rouleaux et manger des Lobster Rolls.


West Head Takeout, 81 Boundry St, Clark’s Harbour

Dan’s Ice Cream Shoppe, 3724 Nova Scotia Trunk 3, Barrington Passage

Canada: Nova Scotia – North

« Pris et protégé

Pris et protégé et condamné par la mer
Je flotte au creux des houles
Les colonnes du ciel pressent mes épaules
Mes yeux fermés refusent l’archange bleu
Les poids des profondeurs frissonnent sous moi
Je suis seul et nu
Je suis seul et sel
Je flotte à la dérive sur la mer
J’entends l’aspiration géante des dieux noyés
J’écoute les derniers silences
Au-delà des horizons morts
 »

Alain Grandbois

De l’île du Cap-Breton au Cap Split, le vent et les moustiques nous incitent à la pochade.
On s’empiffre de crustacés (coquilles St. Jacques, homards) et de tarte au prune à croûte double.
Les lupins de Pleasant Bay ont déjà fleuri, mais les roches et les marées de la baie de Fundy sont toujours là.


Petite promenade au lac de la mine de gypse près de Chéticamp (prendre les maillots): Gypsum Mine Trail
Grande promenade pour aller au Cap Split: Cape Split Hike