Des poissons en veux-tu en voilà, ça fatigue son photographe… et puisqu’en guise d’affection tropicale, j’ai attrapé la fièvre des vers, voici un exemplaire de poésie à pieds diminuants (7-7-6-6-5-5-4-4-3-3-2-2-1):
De l’est volent des nuages, Le temps est lourd, à l’orage. Sous le dais de draps clairs, Il dort paisiblement. Et moi je dessine; Du bout de ma mine, Je mets en traits Ce qu’on voyait Ce matin, En chemin Par vaux, Sous l’eau Bleue.
По полу лучи луны разлились. Сердце сразу замерло, зажглось, И блаженно пальцы опустились В волны светлых, словно лен, волос.
Молния блеснула, точно спичка, И на тусклом небе умерла. В белом платье ласковая птичка На кровати у меня спала.
Встрепенулась и сложила руки, Зашептав: «О, Боже, где же Ты?» Голоса пленительные звуки Помню, помню, какони чисты.
La lueur de la lune s’étirait par terre. Mon coeur se figea, s’embrasa soudain, Et mes doigts béats dans les vagues se posèrent, Vagues de cheveux clairs, semblables à du lin.
Un éclair scintilla, comme une alumette, Et alla mourir dans le noir du ciel. Dans sa robe blanche une tendre alouette Avait sur mon lit étendu ses ailes.
Elle se réveilla et se tordit les mains, En chuchotant: « Oh, mon Dieu, où es-Tu ? » De sa voix captivante je me souviens, Et ses accents purs je n’oublierai plus.
Anna Akhmatova <1909>
Pieds: 11/10 (original 10/9)
Ce qui me chiffonne, c’est de voir ce poème écrit par une femme, selon la conjugaison des verbes, du point de vue d’un homme. En russe, l’oiseau est un nom féminin, et ici il porte une robe. Pas d’ambiguïté possible. Était-il inenvisageable de dépeindre un tendre oiselet dans sa chemise blanche ? Ou le féminin est-il plus simple à faire rimer ?
L’éternel féminin et ses accessoires se retrouvent aussi chez les poissons: une demoiselle, une poule et un diadème.
Pour bien enfoncer le clou et montrer que ces histoires de femmes graciles alanguies sur un lit c’est des bobards, vous noterez qu’une alouette n’est jamais blanche (tout au plus elle a une queue) et que se tordre les mains est hors de portée pour un oiseau.
En russe, l’alouette est un nom masculin: жаворонок (zhavoronok).
Fin de cette série poético-poissonnesque, allons nous coucher en écoutant l’Alouette de Glinka.
И когда друг друга проклинали В страсти, раскаленной добела, Оба мы еще не понимали, Как земля для двух людей мала, И что память яростная мучит, Пытка сильных – огненный недуг! – И в ночи бездонной сердце учит Спрашивать: о, где ушедший друг? А когда, сквозь волны фимиама, Хор гремит, ликуя и грозя, Смотрят в душу строго и упрямо Те же неизбежные глаза.
Et quand nous nous vouions aux gémonies, Ivres de passion, chauffés à blanc, Nous n’avions ni l’un ni l’autre compris Comme est petite la terre des amants, Ni dans quels tourments plonge la rancoeur, Torture des forts, maladie de feu. Dans la nuit sans fond, il apprend, le coeur, À crier: où est mon amoureux ? Mais quand, parmi les volutes d’encens, Le chant du choeur se met à gronder, Les voilà, perçant implacablement L’âme, ces yeux qu’on ne peut esquiver.
Anna Akhmatova 1909
Pieds: 10/9
Il me semblait bien que vouer aux gémonies n’était pas quelque chose de très amical, et je pensais tenir une solution acceptable pour la rime avec compris… J’ai pu en apprendre un peu plus en ouvrant le dictionnaire.
Certains noms de poissons contiennent également des termes dont je n’ai qu’une vague idée: un rostre, à part la proue d’un bâteau, c’est quoi exactement ? Et vermiculé, qui ne sonne pas très sympathique ?
То ли я с тобой осталась, То ли ты ушел со мной, Но оно не состоялось, Разлученье, ангел мой! И не вздох печали томной, Не затейливый укор, Мне внушает ужас темный Твой спокойный ясный взор.
Soit je suis restée à tes côtés, Soit tu étais sur mes talons, Mais ce qui ne s’est jamais passé, Mon ange, c’est la séparation ! Et ce n’est ni la mélancolie, Ni les reproches alambiqués, Qui en moi cette sourde horreur distillent, C’est ton regard calme et glacé.
Anna Akhmatova 1909
Pieds: 9/8 (original 8/7)
Soit, je n’étais pas satisfaite des quatre premières lignes, Et surtout des deux premières, Mais j’ai jubilé sur ma chaise longue en pensant au couple alambiqués et distillent.
Malgré l’ivresse de la passion, rien à boire dans ce poème. Pas plus qu’on ne peut souffler dans un poisson-trompette ou qu’on ne peut jouer avec un poisson-ballon.
Pas trouvé d’enregistrement d’un poisson-trompette, mais cela ne veut pas dire pour autant que les poissons sont silencieux: la preuve ici.
Пора забыть верблюжий этот гам И белый дом на улице Жуковской. Пора, пора к березам и грибам, К широкой осени московской. Там все теперь сияет, все в росе, И небо забирается высоко, И помнит Рогачевское шоссе Разбойный посвист молодого Блока…
Il est temps d’oublier le raffut des chameaux Et la maison blanche de la rue Joukovsky. Il est temps de rejoindre champignons et bouleaux À Moscou dans l’été qui finit. Là-bas tout scintille à présent sous la rosée, Le ciel est si haut qu’il paraît infini, Et la route de Rogatchevo résonne des Échos du jeune Bloch sifflotant hardiment.
Que viennent bien faire des chameaux dans ce poème ? Les entendait-on (dé)blatérer depuis le cirque tout proche jusque dans la rue Joukovski ? Et qui est ce Rogatchevo ?
Illumination en comprenant que ce poème est écrit à Tachkent, où Akhmatova vit entre 1941 et 1945. Illumination bis en découvrant que Rogachevo est une bourgade de la périphérie de Moscou et non un monsieur.
Dans ce poème, il faut savoir de quoi on parle. Idem pour les poissons, même s’ils ne parlent pas.
Ça commence où, l’orient ? Ici. Pourquoi ce diagramme est-il oriental ? Parce qu’on le trouve dans la partie orientale de l’océan indien (source). Qui est ce Bennett qui donne son nom au canthigaster ? Probablement Edward Turner Bennett.
Confusion sur les villes: aidée en cela par le manque de variété dans le choix des noms de rues soviétiques, et pas la seule à me faire piéger.
Par une drôle de coïncidence, Anna Akhmatova habitait donc la rue Joukovski à Tachkent, mais également en face de la rue Joukovski à Leningrad. Le cirque au bout du pont Belinsky n’était qu’à 444 m à vol d’oiseau.
Et Alexandre Blok, alors ? Il empruntait la route de Rogatchevo pour se rendre à Chakhmatovo. Merci internet.
Le lecteur où la lectrice attentive aura remarqué que le dernier vers a deux pieds de plus que l’on aurait pu attendre. Et que la dernière rime est fausse: vysoko/Bloka (высоко/Блока). Pour que son nom et son souvenir résonnent un peu plus longtemps ?
Quelques autres membres de la grande famille des Bennett: celle qui composa sous pseudonyme, celui qui rendit Menton touristique ou encore celle qui devint gardienne de phare.
Ночь моя – бред о тебе, День – равнодушное: пусть! Я улыбнулась судьбе, Мне посылающей грусть.
Тяжек вчерашний угар, Скоро ли я догорю Кажется, этот пожар Не превратится в зарю.
Долго ль мне биться в огне, Дальнего тайно кляня?.. В страшной моей западне Ты не увидишь меня.
Rêver de toi jusqu’au matin, Pour, le jour venu, dire: qu’importe ! Je souriais à ce destin Qui seule de la peine m’apporte.
L’excès de hier est douloureux, Et je ne serai plus qu’un corps Éteint, puisqu’il semble que ce feu Ne deviendra jamais aurore.
Devrai-je me démener longtemps, Maudissant l’absent en secret ?.. Car dans ce piège terrifiant Tu ne verras point mon reflet.
Anna Akhmatova 1909, Kyiv
Pieds: 8 (original: 7)
Corps éteint: un nom et son adjectif séparés entre deux vers, cela s’appelle un enjambement. « Moyen de liberté et aussi d’expressivité, l’enjambement constitue un procédé métrique majeur et fréquent », comme le dit l’article Wikipedia sus-linké.
Un poisson dont un morceau manque sur le dessin n’est ni particulièrement libre ou expressif: il est soit trop rapide, soit trop grand.
Справа Днепр, а слева клены, Высь небес тепла. В день прохладный и зеленый Я сюда пришла.
Без котомки, без ребенка, Даже без клюки, Был со мной лишь голос звонкий Ласковой тоски.
Не спеша летали пчелки По большим цветам, И дивились богомолки Синим куполам
À droite le Dniepr, à gauche des érables Au soleil de midi. Sous la verdure fraîche et agréable J’arrivais par ici.
Point de besace, de canne ou d’enfant, Puisque je n’avais pris Comme compagnon, que le tendre chant De la mélancolie.
Sans se presser les abeilles volaient Parmi les tournesols, Et mes prières s’émerveillaient De l’azur des coupoles.
Anna Akhmatova <8> juillet 1914 <?>, Kyiv
Pieds: 9/6 (original: 8/5)
Comment faire rimer grandes fleurs et coupoles ? Pour un poème ukrainien, il ne fait aucun doute: faire appel aux tournesols, vu qu’il y a de fortes chances que ce soit d’eux dont Akhmatova parle ici.
Grandes fleurs, grands poissons: place à la clique des empereurs !
Широко распахнуты ворота, Липы нищенски обнажены, И темна сухая позолота Нерушимой вогнутой стены.
Гулом полны алтари и склепы, И за Днепр широкий звон летит. Так тяжелый колокол Мазепы Над Софийской площадью гудит.
Все грозней бушует, непреклонный, Словно здесь еретиков казнят, А в лесах заречных, примиренный, Веселит пушистых лисенят.
La grande porte ouverte aux quatre vents, Les tilleuls sans feuilles et misérables, Et la sombre dorure se craquelant En haut des murs creux et inviolables.
Autels et cryptes bourdonnent pendant Qu’au-delà du Dniepr s’envole un bruit. Celui de la cloche Mazepa tonnant Au-dessus de la place Sainte-Sophie.
Elle gronde, inexorable, comme au temps des Hérétiques menés à l’échafaud. Mais au-delà du fleuve, dans les forêts, Elle égaye, paisible, les renardeaux.
Anna Akhmatova 21 septembre 1921
Pieds: 10/9
Pendant dix vers, la tension monte. Le décor planté n’est pas très riant (misérable, se craquelant…), l’atmosphère est de plus en plus menaçante (tonnant, gronde, échafaud…). Puis en deux vers, retour au calme (égaye, paisible…) pour finir sur l’image mignonne de renardeaux. Duveteux, en version originale, précision sacrifiée sur l’autel des pieds.
Quel rapport à nos poissons ? Ce même sentiment d’appréhension qui grimpe à l’idée de les rencontrer (ils portent des noms menaçants) pour finalement se rendre compte qu’ils n’étaient pas si féroces.
Синий вечер. Ветры кротко стихли, Яркий свет зовет меня домой. Я гадаю: кто там? – не жених ли, Не жених ли это мой?..
На террасе силуэт знакомый, Еле слышен тихий разговор. О, такой пленительной истомы Я не знала до сих пор.
Тополя тревожно прошуршали, Нежные их посетили сны. Небо цвета вороненой стали, Звезды матово-бледны.
Я несу букет левкоев белых. Для того в них тайный скрыт огонь, Кто, беря цветы из рук несмелых, Тронет теплую ладонь.
L’heure bleue. Peu à peu, le vent est tombé, Une vive lumière me rappelle chez moi. Je le devine: qui est là ? Mon fiancé ? Est-ce mon fiancé que je vois ?
Cette silhouette que je connais par coeur, Sur la terrasse, parlant doucement. C’est une nouvelle et affolante langueur Que je découvre à présent.
Les peupliers, sensibles, frémissent du haut De leur cimes bercées de doux rêves. Le ciel est bleu acier, aile de corbeau, Des étoiles blanc pâle s’y lèvent.
Je porte un bouquet de giroflées roses. Un feu secret se terre en son coeur, Pour qui, les prenant de mes mains qui n’osent, En sentira la moiteur.
Anna Akhmatova Septembre 1910, Tsarskoïe Selo
Pieds: 10/9/10/7
Giroflées roses: elles sont blanches dans l’original, mais elles ne rimeraient pas. « Une fiancée en blanc qui rosit de timidité », voilà comment un exégète zélé pourrait justifier cette trahison.
Sous l’eau, il arrive que les poissons trichent avec leur couleurs. Et sur terre c’est encore pire…
Pour apprendre à faire un poisson en feuilles de palmier: par ici
Жарко веет ветер душный, Солнце руки обожгло, Надо мною свод воздушный, Словно синее стекло;
Сухо пахнут иммортели В разметавшейся косе. На стволе корявой ели Муравьиное шоссе.
Пруд лениво серебрится, Жизнь по-новому легка… Кто сегодня мне приснится В пестрой сетке гамака ?
Le vent chaud souffle de tout son poids, Le soleil grille mes cheveux, Et le ciel au-dessus de moi Est une voûte de verre bleu.
Le parfum sec des immortelles Au passage de la faux. De noires fourmis en ribambelle Prennent un sapin d’assaut.
L’étang scintille nonchalamment, La vie redevient légère… De qui rêverai-je, couchée dans Le hamac bleu, jaune et vert ?
Anna Akhmatova, Janvier 1910, Kyiv
Pieds: 8/7
Le hamac bleu, jaune et vert: ça aurait pu être bleu, blanc et vert, aux couleurs de mes cahiers de cet été, ou noir rouge et vert… La traduction fidèle serait les mailles bigarrées du hamac, mais ça ne rimait pas avec légère.
On parle toujours des poissons colorés des récifs coralliens:
Nommons-les, ces couleurs, Pour leur faire honneur !