P&P 17: pour ses beaux yeux

Poisson-ange duc, kula kokaamas, 20 cm

Un poisson, un poème: épisode 17

Клеопатра

« Александрийские чертоги
Покрыла сладостная тень. »
Пушкин

Уже целовала Антония мертвые губы,
Уже на коленях пред Августом слезы лила…
И предали слуги. Грохочут победные трубы
Под римским орлом, и вечерняя стелется мгла.
И входит последний плененный ее красотою,
Высокий и статный, и шепчет в смятении он:
«Тебя – как рабыню… в триумфе пошлет пред собою…»
Но шеи лебяжьей все так же спокоен наклон.

А завтра детей закуют. О, как мало осталось
Ей дела на свете – еще с мужиком пошутить
И черную змейку, как будто прощальную жалость,
На смуглую грудь равнодушной рукой положить.

Cléopâtre

« Une ombre douce recouvrit
Le palais d’Alexandrie. »
Pouchkine

Déjà elle avait embrassé les lèvres mortes d’Antoine,
Déjà elle avait aux pieds d’Auguste versé ses pleurs…
Grondants sous l’aigle romain, les trompettes de la victoire,
La nuit qui tombe et elle, trahie par ses serviteurs.
Entre alors le dernier homme que sa beauté a ravi,
Grand et fort, il ne peut dans son trouble que murmurer:
 « Toi, comme une esclave… menée en triomphe devant lui… »
Mais le long cou de cygne reste calme et penché.

Demain ses enfants seront enchaînés. Oh, c’est tout le peu
Qu’il lui reste ici-bas – prendre avec l’homme un ton badin,
Et d’une main indifférente, comme un cadeau d’adieu,
Déposer un serpent noir sur le bronze de son sein.

Anna Akhmatova
7 février 1940

Pieds: 15/14/…/15/13//15/14/15/14
Vers croisés


Heureux hasard, le dernier poisson de la série est le poisson-ange royal (ou poisson-ange duc): parfait pour Cléopâtre.
Qui plus est, sa robe ne fait-elle pas penser aux traits de khôl, qui soulignaient les yeux de madame ? Khôl, dérivé de l’araméen khulā: bingo, c’est quasi le nom (kula) de notre poisson-ange (kokaamas) en divehi !


Akhmatova prend un peu de liberté sur la rime des vers 9 (осталось) et 11 (жалость): je m’en accorde une aux vers 1 (Antoine) et 3 (victoire).

P&P 16: foyer, fuyez!

Poisson-clown des Maldives, dhivehi maagandumas, 9 cm

Un poisson, un poème: épisode 16

От тебя я сердце скрыла,
Словно бросила в Неву…
Прирученной и бескрылой
Я в дому твоем живу.
Только… ночью слышу скрипы.
Что там – – в сумраках чужих?
Шереметевские липы…
Перекличка домовых…
Осторожно подступает,
Как журчание воды,
К уху жарко приникает
Черный шепоток беды –
И бормочет, словно дело
Ей всю ночь возиться тут:
«Ты уюта захотела,
Знаешь, где он – твой уют?»

J’ai caché mon coeur loin de ta vue,
Comme jeté dans la Neva…
Apprivoisée, les ailes rompues,
J’habite maintenant chez toi.
Mais… la nuit j’entends des grincements.
Qu’y a-t-il dans l’obscurité?
Les tilleuls frémissants sous le vent…
L’appel de l’esprit du foyer…
Pareil au bruit de l’eau qui ruisselle,
Il s’approche à pas de voleur
Et vient me susurrer à l’oreille,
Le noir murmure du malheur –
Il grommèle comme s’il devait
Passer la nuit à chahuter:
 « C’est le confort que tu désirais,
Eh bien alors, l’as-tu trouvé? »

Anna Akhmatova
1936

Pieds: 9/8
(original: 8/7)
Vers croisés


Une foyer où l’on ne se sent plus en sécurité ? Mais c’est l’anémone des parents de Nemo!


Dans l’original, les tilleuls sont шереметевские, c’est à dire (du palais) de Cheremetiev: c’est qu’Anna Akhmatova a habité plus de trente ans.

Dans le rôle de l’esprit du foyer, vous aurez reconnu le domovoï.

P&P15: b(l)ancs de poissons

Tamarin à bande noires, galhi kendi thunbodu hikaa, 40 cm

Un poisson, un poème: épisode 15

Заклинание

Из высоких ворот,
Из заохтенских болот,
Путем нехоженым,
Лугом некошеным,
Сквозь ночной кордон,
Под пасхальный звон,
Незваный,
Несуженый,
Приди ко мне ужинать.

Incantation

De sous les hautes portes-cochères,
Des marais par-delà la rivière,
Par des pistes jamais foulées,
Par des prairies abandonnées,
À l’insu des sentinelles,
Pâques sonnants de plus belle,
Spontané,
Inespéré,
Viens prendre le souper chez moi.

Anna Akhmatova
15 avril 1936

Pieds: 9/9/8/8/7/7/3/4/8
(original: 6/7/6/6/5/5/3/4/7)
Vers croisés


Le poisson du jour a de larges blancs sur le dos, cette traduction aussi: beaucoup d’informations du poème ont été passées à la moulinette des rimes et des pieds.
Les marais par-delà la rivière, ce sont les marais de l’Okhta.
Les prairies abandonnées sont des champs pas fauchés.
Les sentinelles sont un cordon (de police) nocturne.
Inespéré, pour dire à l’improviste.

Comme il s’agit d’une incantation, j’ai essayé de privilégier le rythme et les répétitions, à la manière d’une formule magique.


P&P 14: cocher toutes les cases (non)

Poisson-papillon cocher, naruvaa bibee, 18 cm

Un poisson, un poème: épisode 14

Воронеж

И город весь стоит оледенелый.
Как под стеклом деревья, стены, снег.
По хрусталям я прохожу несмело.
Узорных санок так неверен бег.
А над Петром воронежским – вороны,
Да тополя, и свод светло-зеленый,
Размытый, мутный, в солнечной пыли,
И Куликовской битвой веют склоны.
Могучей, победительной земли.
И тополя, как сдвинутые чаши,
Над нами сразу зазвенят сильней,
Как будто пьют за ликование наше
На брачном пире тысячи гостей.

А в комнате опального поэта
Дежурят страх и Муза в свой черед.
И ночь идет,
Которая не ведает рассвета.

Voronej

La ville est couverte de givre, tout est glacé.
Les arbres, les murs et la neige mis sous verre.
J’avance sur les cristaux d’un pas mal assuré.
Des traîneaux colorés glissent, course précaire.
Et perchés sur la statue de Pierre, des corbeaux,
Des peupliers se dressent, des coupoles vert d’eau,
Délavées et mates sous les grains de lumière;
Les échos de la bataille de Koulikovo
Résonnent toujours sur cette glorieuse terre.
Et les peupliers, calices tendus vers le ciel,
Entrechoquent leurs branches au-dessus de nos têtes,
Tels les hôtes innombrables d’un banquet fraternel
Buvant à la joie dans l’euphorie de la fête.

Mais dans la mansarde du poète disgracié,
La peur et la Muse régissent en cadence.
Et la nuit commence,
Une nuit qu’aucune aube ne viendra soulager.

Anna Akhmatova
4 mars 1936

Pieds: 13/12/13/12//13/13/12//13/12/13/12/13/12//13/12/5/13
(original: 11/10/11/10//11/11/10// 11/10/11/10/11/10//11/10/4/11)
Vers croisés; vers 5, 6 et 8 rimés; dernier bloc en xyyx


Le poisson-papillon cocher, comme rappel des traîneaux colorés mais surtout comme rappel à moi-même: impossible en traduction de cocher toutes les cases !

À choisir entre la véracité zoologique et le plaisir d’une allitération, j’ai suivi la voix de la raison.
Adieu donc воронежским – вороны (voronezhskim – vorony: jouant sur la proximité phonétique de Voronej et les corbeaux).
Et sur la statue de Pierre piaillent les moineaux… c’était une solution élégante, mais peut-on décemment remplacer des corbeaux par des moineaux ?!

Autre choix difficile dans les quatre derniers vers. Le terme disgracié ne me plaît pas, mais l’alternative est bancale:
Cependant dans la chambre du poète en disgrâce,
La peur et la Muse régissent en cadence.
Et la nuit commence,
Nuit qu’aucune aube ne viendra soulager, hélas.

J’ai pris le parti de rajouter deux pieds par rapport à l’original: le bilan est en demi-teinte, je me suis retrouvée à devoir gonfler des vers artificiellement.

Un Voronej pas encore tout à fait abouti.


Le Pierre de la statue est évidemment Pierre le Grand, le voilà ici en photo (sans volatiles autour: il a plus de chances que les lions sur la Piazza del Duomo à Milan).

En parlant de volatiles, il sont aussi cachés dans le nom de la bataille de Koulikovo !

P&P 13: le regard du poète

Poisson-ange à tête bleue, boa rendhoo kokaamas, 40 cm

Un poisson, un poème: épisode 13

Поэт

Он, сам себя сравнивший с конским глазом,
Косится, смотрит, видит, узнает,
И вот уже расплавленным алмазом
Сияют лужи, изнывает лед.

В лиловой мгле покоятся задворки,
Платформы, бревна, листья, облака.
Свист паровоза, хруст арбузной корки,
В душистой лайке робкая рука.

Звенит, гремит, скрежещет, бьет прибоем
И вдруг притихнет – это значит, он
Пугливо побирается по хвоям,
Чтоб не спугнуть пространства чуткий сон.

И это значит, он считает зерна
В пустых колосьях, это значит, он
К плите дарьяльской, проклятой и черной,
Опять пришел с каких-то похорон.

И снова жжет московская истома,
Звенит вдали смертельный бубенец…
Кто заблудился в двух шагах от дома,
Где снег по пояс и всему конец?

За то, что дым сравнил с Лаокооном,
Кладбищенский воспел чертополох,
За то, что мир наполнил новым звоном
В пространстве новом отраженных строф,-

Он награжден каким-то вечным детством,
Той щедростью и зоркостью светил,
И вся земля была его наследством,
А он ее со всеми разделил.

Le poète

Lui, de son oeil de cheval, comme il aime à le dire,
Il louche, regarde, voit puis enfin comprend,
Et tel un diamant fondu, on voit la flaque luire,
La glace se fendre sous son regard ardent.

Dans la brume mauve somnolent des cours en vrac,
Des quais, des nuages, du feuillage et des billes,
Le sifflet d’un train, des peaux de pastèque qui craquent,
Une main timide cueillant la camomille.

Ça résonne, grince, gronde, déferle et puis là,
Soudain, le calme revient – c’est parce qu’il veille,
Avançant craintivement sous les pins, à ne pas
Tirer l’esprit des lieux de son léger sommeil.

Et le calme revient, alors qu’il compte les grains
Dans des épis vides ou alors quand, revenant
D’obsèques, se dressent funestes sur son chemin
La passe de Darial et ses murs menaçants.

De nouveau Moscou, sa langueur qui le fait brûler,
Dans le lointain, la Mort fait tinter son grelot…
Qui donc s’est égaré à quelques pas du foyer,
Dans la neige jusqu’à la taille, mort, bientôt?

Parce qu’il compara fumée et Laokoon
Et qu’il a chanté les chardons des cimetières,
Parce qu’il a empli le monde d’un nouveau son
Et tendu le miroir de ses strophes à la Terre,

Une enfance éternelle en guise de récompense,
Généreux et le regard affuté sur tout,
Il a reçu comme héritage le monde immense
Et il le partage tout entier avec nous.

Anna Akhmatova
19 janvier 1936

Pieds: 13/12
(original: 11/10)
Vers croisés


Le poète, de son oeil qui louche, nous donne un autre regard sur le monde. Le poisson du jour est pour certains un poisson-ange à tête bleue, pour d’autre un poisson-ange à front jaune (idem en anglais et en allemand): personne n’a tort, les regards sont différents.

Des quais, des nuages, du feuillage et des billes: je vois d’ici les yeux ronds… les billes (de bois) sont la solution que j’ai trouvé pour traduire les rondins (бревна) et préserver la rime.
Idem pour les cours en vrac qui ne sont en vrac que pour rimer avec les pastèques qui craquent ! L’original ne le précise pas, mais du vrac ne dépareille pas dans une arrière-cour.

Autre mot qui m’a donné du fil à retordre, c’est la лайка (laïka) odorante du huitième vers. La fameuse chienne de l’espace n’était pas née à l’époque et la piste du chien ne me convient pas: il n’aurait pas été odorant (душистой) mais duveteux (пушистой) !
En bulgare, лайка veut dire camomille et je soupçonne qu’il doit s’agir de ça ici.


La passe de Darial se situe dans le Caucase et est au romantisme russe ce que les gorges des Schöllenen (et le fameux pont du diable) sont pour leurs homologues européens.

Pourquoi Laokoon (en quatre syllabes !) est-il comparé à une fumée ? La réponse doit se trouver dans un poème de Boris Pasternak, qui semble être le poète duquel parle ici Akhmatova.

P&P 12: mystérieuse créature à cornes

Raie léopard, vaifiya madi, 1.4 m d’envergure

Un poisson (ou pas vraiment), un poème: épisode 12

Одни глядятся в ласковые взоры,
Другие пьют до солнечных лучей,
А я всю ночь веду переговоры
С неукротимой совестью своей.

Я говорю: «Твое несу я бремя
Тяжелое, ты знаешь, сколько лет.»
Но для нее не существует время,
И для нее пространства в мире нет.

И снова черный масленичный вечер,
Зловещий парк, неспешный бег коня
И полный счастья и веселья ветер,
С небесных круч слетевший на меня.

А надо мной спокойный и двурогий
Стоит свидетель… о, туда, туда,
По древней подкапризовой дороге,
Где лебеды и мертвая вода.

Les uns s’échangent de longs regards alanguis,
D’autres boivent jusqu’au lever du soleil,
Tandis que moi je marchande toute la nuit
Avec ma conscience farouche et rebelle.

Je dis: « Sais-tu depuis combien de temps déjà
Me voilà à te traîner comme un fardeau? »
Mais pour la conscience le temps n’existe pas,
L’espace non plus, ce ne sont que des mots.

Et de nouveau la sombre nuit de carnaval,
Sous le vent rempli de bonheur et de joie,
Dans ce funeste parc, le pas lent d’un cheval
Et ce vent tombé du ciel sifflant sur moi.

Mais en surplomb, avec son calme et ses deux cornes
Se tient un témoin… oh faites qu’on m’emporte
Par ce vieux chemin, sous le Caprice qui l’orne,
Là, là où les cygnes glissent sur l’eau morte.

Anna Akhmatova
3 novembre 1935
Maison sur la Fontanka

Pieds: 12/11
(original: 11/10)
Rimes croisées


Note de la traductrice: le Caprice est un élément architectural séparant les parcs Catherine et Alexandre à Pouchkine, près de St. Pétersbourg.

Qui est ce témoin, tranquille, avec ses deux cornes ?
J’étais partie tout feu tout flamme dans l’idée qu’il s’agit du diable, d’autant plus qu’Akhmatova parle plus haut des va-et-vient de sa conscience: c’est cette Tentation de Milou qui s’impose à mon esprit et peut-être le trouble.
J’ai ensuite cherché en vain une statue cornue dans les environs du Caprice, idée suggérée par mon vis-à-vis, peine perdue.
La question reste ouverte pour le moment.


Un personnage en surplomb et à cornes ? Dans mon cahier de créatures marines, il s’agit à coup sûr d’une raie !

P&P 11: y a plus d’saisons

Girelle paon bigarrée, baiypen hikaa, 14 cm

Un poisson, un poème: épisode 11

Не бывалая осень построила купол высокий,
Был приказ облакам этот купол собой не темнить.
И дивилися люди: проходят сентябрьские сроки,
А куда провалились студеные, влажные дни?
Изумрудною стала вода замутненных каналов,
И крапива запахла, как розы, но только сильней.
Было душно от зорь, нестерпимых, бесовских и алых,
Их запомнили все мы до конца наших дней.
Было солнце таким, как вошедший в столицу мятежник,
И весенняя осень так жадно ласкалась к нему,
Что казалось – сейчас забелеет прозрачный подснежник…
Вот когда подошел ты, спокойный, к крыльцу моему.


Un automne sans précédent avait dressé haut dans le ciel un dôme,
Ordre fut donné aux nuages de ne pas venir le troubler.
Et les gens, ravis, s’étonnaient: voilà que septembre est presque fini,
Où ont-ils donc bien pu passer, les interminables jours de pluie ?
L’eau trouble des canaux s’était parée de reflets couleur émeraude,
Les orties, pires que des roses, embaumaient l’air d’un parfum trop lourd.
On étouffait sous des crépuscules pourpres, dantesques, insupportables,
Tous parmi nous s’en souviendront jusqu’à la fin de leurs jours.
Tel un fauteur de troubles, le soleil déboulait dans la capitale,
Et ce bel automne printanier les caressait si ardemment,
Qu’on s’attendait presqu’à voir les perces-neiges pointer leur nez blanc pâle.
Et tu apparus devant ma porte, calme, là, à cet instant.

Anna Akhmatova
Septembre 1922

Pieds: 18/17… 18/15! 18/17…
(original: 16/15… 16/13! 16/15…)
Rimes inégales: vers 3&4, vers 6&8, vers 9&11, vers 10&12


La couleur émeraude de l’eau, l’écarlate des couchers de soleil: on retrouve ces couleurs (et d’autres) sur le poisson du jour, la girelle paon bigarrée.


Anna Akhmatova nous parle du temps, je ne me gêne pas pour faire de même: aujourd’hui, 21 juin, premier jour de l’été, il pleut à verse, avec des orages en plaine et en montagne (Flumserberg ne fait pas exception).


La recherche de l’étymologie du mot girelle me prouve une fois de plus à quel point South Park est visionnaire. Le lecteur attentif aura suivi pourquoi je me retrouve à vérifier l’existence de cours de céramique à Montréal: et en voyant les photos, c’est clair, Kenny et ses amis y avaient déjà pensé !

P&P 10: 102 ans plus tard

Tortue imbriquée, kahambu, 80 cm

Un poisson (ou pas vraiment), un poème: épisode 10

Не с теми я, кто бросил землю
На растерзание врагам.
Их грубой лести я не внемлю,
Им песен я своих не дам.

Но вечно жалок мне изгнанник,
Как заключенный, как больной.
Темна твоя дорога, странник,
Полынью пахнет хлеб чужой.

А здесь, в глухом чаду пожара
Остаток юности губя,
Мы ни единого удара
Не отклонили от себя.

И знаем, что в оценке поздней
Оправдан будет каждый час…
Но в мире нет людей бесслезней,
Надменнее и проще нас.

Je ne fus de ceux qui abandonnaient
Leur patrie aux mains de l’ennemi.
Mes chansons, ils ne les auraient jamais,
Au diable leur viles flatteries.

Il me déchire le coeur, l’exilé,
L’air malade, comme mis aux fers,
Que ta route est funeste, étranger,
Le pain, ailleurs, a un goût amer.

Mais ici, ruinant dans les incendies
Ce qu’il restait de notre jeunesse,
Malgré tout, pas une fois l’on ne fit
Mine d’esquiver les coups qui blessent.

Et nous savons qu’un jour, sous d’autres cieux,
L’on rendra compte de chaque instant…
Pourtant nulle part au monde les yeux
Ne sont plus secs et plus arrogants.

Anna Akhmatova
1922

Pieds: 10/9/10/9
(original: 9/8/9/8)
Rimes croisées


Le pain, ailleurs, a un goût amer. Littéralement, ce pain sent l’armoise (полынь). On peut penser qu’elle parle de l’armoise amère (полынь горкая): l’absinthe. J’ai suivi la voie tracée par le traducteur allemand, qui ne garde de cette plante que son amertume.
Traducteur qui m’a malgré lui mis sur la piste des différents sens de l’adjectif глухой:
1. sourd (que ce fameux traducteur teuton use par tous les temps)
2. perdu, reculé (comme dans ce poème)
mais aussi 3. épais (comme ici, au vers 9: dans l’épaisse fumée de l’incendie, mais sacrifié pour respecter les pieds).


Pourquoi la tortue ? Parce qu’elle vit longtemps, en hommage au temps long qui apparaît dans le vers 13, l’opinion qui viendra plus tard, et que j’interprète comme « un jour, le monde saura ». Traduit ici par sous d’autres cieux (temporels et politiques), cieux rimant avec yeux.

P&P 9: la nuit, tous les calembours sont gris

Poisson-faucon à taches de rousseur, thijjehi gaaboa, 15 cm

Un poisson, un poème: épisode 9

Ночью

Стоит не небе месяц, чуть живой,
Средь облаков струящихся и мелких,
И у дворца угрюмый часовой
Глядит, сердясь, на башенные стрелки.

Идет домой неверная жена,
Ее лицо задумчиво и строго,
А верную в тугих объятях сна
Сжигает негасимая тревога.

Что мне до них ? Семь дней тому назад,
Вздохнувши, я прости сказала миру.
Но душно там, и я пробралась в сад
Взглянуть на звезды и потрогать лиру.

De nuit

Une lune à moitié morte se ballade
Dans le ciel où s’effilochent de fins rubans,
Et la sentinelle du palais, maussade,
Guette l’horloge et la lente marche du temps.

Le visage pensif et les traits sévères,
La femme adultère regagne son foyer.
La fidèle, quand à elle, désespère,
Prise d’angoisse dans son sommeil agité.

Que m’importe ? Il y a sept jours, maintenant,
J’ai fait mes adieux au monde, dans un soupir.
J’y étouffais et j’ai pris la clef des champs,
Admirant les étoiles et jouant de la lyre.

Anna Akhmatova
Automne 1918
Moscou

Pieds: 11/12
(original: 10/11)
Rimes croisées


J’ai fait mes adieux au monde: c’est ce que semblent me dire les poissons-faucon à taches de rousseur, posés caca-boudinants sur les blocs de corail et semblant perpétuellement tirer la tronche. L’air maussade comme la sentinelle du poème, mais ils ne montent pas la garde, eux: ils sont à l’affût d’une proie sur laquelle fondre.

…phrase qui m’inspire un calembour:
Quelles est la différence entre un faucon et un esquimau ?
Le faucon fond sur sa proie, l’esquimau fond sur les doigts.
(la journée était longue et il est tard)


Les nuages du deuxième vers, littéralement ruisselants et fins, m’ont poussés à quelques recherches et j’ai découvert les nuages noctulescents (le correcteur automatique bute également sur ce mot). Est-ce de cela dont elle parle ici ?

P&P 8: Pétaouchnok

Poisson-ballon griffonné, fukkoli, 50 cm

Un poisson, un poème: épisode 8

Мне голос был. Он звал утешно,
Он говорил: «Иди сюда,
Оставь свой край глухой и грешный,
Оставь Россию навсегда.
Я кровь от рук твоих отмою,
Из сердца выну черный стыд,
Я новым именем покрою
Боль поражений и обид.»

Но равнодушно и спокойно
Руками я замкнула слух,
Чтоб этой речью недостойной
Не осквернился скорбный дух.

J’entendais une voix, douce et affable,
Elle disait: « Viens donc par ici,
Quitte ton pays, reculé, coupable,
Quitte-la pour toujours, ta Russie.
Le sang de tes mains, je le laverai,
J’extirperai de ton coeur la honte.
En te rebaptisant, je panserai
La plaie des échecs et des affronts. »

Mais je restais calme et indifférente,
Me bouchant les oreilles à deux mains,
De peur que ces mots indignes ne tentent
De profaner mon esprit chagrin.

Anna Akhmatova
Automne 1918
Moscou

Pieds: 10/9
(original: 9/8)
Rimes croisées


Eh oui, c’est la honte… honte de faire rimer honte avec affronts. Pour ma décharge, Akhmatova n’est pas toute blanche non plus au début du poème (умешно ne rime pas avec грешный).

La question du jour, c’est le sens du mot глухой:
1. sourd (dérivé de глухота: la surdité)
2. perdu, reculé (dérivé de глущь: le trou perdu, Pétaouchnok)
Dans mon livre en allemand, le traducteur prend le sens n°1: « Quitte ton pays, sourd, coupable ». Peut-être peut-on y voir une critique voilée contre ce pays qui ne veut rien entendre ?!
Je préfère voir la chose sous l’angle géographique: « Quitte ton pays, reculé, coupable ».

Qui dit géographie dit cartes: c’est l’occasion de placer ce poisson-ballon, arothron mappa, Landkarten-pufferfish, ou map puffer fish selon les langues.


Pour enrichir son vocabulaire: plusieurs façons de nommer un trou perdu.